Mercredi 9 mars au matin, Fortuné avait rejoint son bureau place de la Bourse. La nuit avait été meilleure qu’espéré. Sa côte blessée ne l’avait réveillé que deux fois.

Il s’en voulait tout de même de ne pas avoir donné des nouvelles à Héloïse la veille, mais il n’avait pas pensé que sa rencontre avec Théodore allait se prolonger jusqu’au milieu de la nuit.
Il irait la trouver en fin d’après-midi aussitôt après sa journée de travail.

Avant de s’endormir, il avait rapidement repéré dans Le Moine trois lignes laissées par une plume très certainement féminine. Leur contenu semblait banal. Il était écrit dans la marge de la page 327 « Anyway, I know where it all ends. Justice is all above us », ce qui signifiait peu ou prou « De toute façon, je sais comment tout cela finit. La justice nous domine tous. » Cela ressemblait davantage à un commentaire se rapportant à ce roman sulfureux, qu’à un message adressé secrètement à un agent de la Préfecture. Mais Fortuné cherchait un « signe » dans ce petit livre et il pensait l’avoir trouvé.
Il s’était couché en essayant d’imaginer diverses significations possibles de ces trois lignes, mais le sommeil l’avait rapidement gagné.
À Veritas, il essayait ce matin de se concentrer sur un courrier qui devait être adressé à des armateurs de Hambourg au sujet de la visite de deux de leurs navires, qui avait été refusée aux capitaines-experts de Veritas. C’était pour lui un vrai défi de résister aux pensées qui ne cessaient de repartir vers les événements récents, ainsi qu’aux remarques de ses collègues qui continuaient de s’interroger sur les plaies qu’il portait au visage.
Il ouvrit l’édition 1835 du « Registre du Lloyd Français » (ainsi était dénommé le Bureau Veritas dans ses premières années). Quand Charles Lefebvre lui avait parlé la première fois de ce Registre annuel, Fortuné s’était imaginé un ouvrage de grande taille, à feuilleter ouvert sur un large bureau. C’était au contraire un petit livre que l’on pouvait glisser dans une poche de redingote ou envoyer aisément par la poste. Et c’était bien là sa destination : pouvoir être adressé chaque année aux abonnés – auxquels l’Avis figurant en page 3 rappelait qu’ils n’avaient pas en mains une vulgaire publication, mais un document de travail confidentiel, coûteux à concevoir et réservé aux seuls abonnés et à leurs collaborateurs et employés.
Chaque page contenait en effet des dizaines d’informations précieuses : les ports d’attache des navires, leur tonnage, le nom de leurs capitaines et armateurs, leur année de lancement, leurs matériaux et modes de construction, et, surtout, leur cote de confiance, à partir de laquelle les assureurs fixaient leurs tarifs. Cette lettre de confiance signifiait la partie de la valeur maximum que l’assureur pouvait assurer sur le navire. Elle allait de R (Rien, la plus mauvaise note) à 3 T (3 Tiers, la meilleure), les notes intermédiaires étant 5 S (5 Sixièmes), 3 Q (3 Quarts), 2 T (2 Tiers), M (Moitié), T (Tiers), Q (Quart) et S (Sixième).
Fortuné connaissait par cœur les lettres désignant les principaux ports d’Europe. BST correspondait à Brest, SM à Saint-Malo, etc.
Peut-être, se dit-il en repartant dans ses pensées, que « PSG TIR » ou « FRM KV » renvoyaient à des noms de villes ? S signifiait peut-être Saint ? Il prit note de cette idée et également du fait que ces suites de lettres pouvaient aussi bien se rapporter à la première lettre de plusieurs mots, que désigner un mot associé par convention (comme Brest pour « BST »), ou encore constituer simplement le mot en elles-mêmes, dans l’ordre écrit ou dans un autre ordre. Les lettres TIR évoquaient-elles un tir de fusil ou de canon ?
Il écrivit tout cela aussi, en essayant de se convaincre qu’il avançait dans son décryptage, mais sans en être tout à fait sûr.
Il se replongea dans les documents concernant les armateurs de Hambourg, vu que Charles Lefebvre souhaitait le voir en fin de matinée à ce sujet.
L’heure du déjeuner était bien avancée lorsqu’il ressortit du bureau de Lefebvre. Les employés de Veritas étaient attablés dans les restaurants alentour et Fortuné jugea le moment propice pour se concentrer à nouveau sur l’étude des messages codés. La perspective d’un « grabuge » dans deux jours lui coupait de toute façon l’appétit.
Fidèle à sa méthode, il entreprit de pousser plus loin chaque piste identifiée plus tôt dans la matinée.
D’abord, celle du S qui signifiait peut-être Saint. Se pourrait-il que le G corresponde à un prénom, et l’ensemble, SG, à un nom de ville, à l’instar des Saint-Malo, Saint-Servan, Saint-Nazaire, etc., du Registre de Veritas ?
Le Registre ne connaissait apparemment aucun SG. Après quelques instants de réflexion, Fortuné écrivit « Saint-Grégoire », « Saint-Gilles », « Saint-Germain », « Saint-Georges », « Saint-Gabriel », « Saint-Guénolé »… Il pouvait aussi s’agir de « Sainte ».
Si le P se rapportait également à un nom de ville, Fortuné songea immédiatement à Paris. Et, dans l’instant, ce fut clair.
S’il pensait juste, ce message de Poisneuf les conduisait tout droit à un événement qui faisait l’actualité depuis quelques semaines et qui passionnait Fortuné à plus d’un titre.